Invité du matin - Répression des Ouïghours en Chine: «cent fois, j’ai cru qu’ils allaient me fusiller»

Published: Jan. 25, 2021, 6:32 a.m.

L’existence des camps de redressement au Xinjiang en Chine, où plus d’un million de Ouïghours et membres d’autres minorités musulmanes sont ou ont été détenus, est connue depuis 2017. Que se passe-t-il derrière les barbelés ? Les témoignages sont rares. Celui de Gulbahar Haitiwaji est donc précieux. Piégée par un appel de son ancien employeur, cette Ouïghoure qui vit en France depuis 10 ans, se rend sur place et disparaît. De maisons d’arrêt aux camps de rééducation, son cauchemar durera presque trois ans, rythmé par le froid, la faim et la peur. Son livre Rescapée du Goulag chinois écrit avec la journaliste Rozenn Morgat et paru aux éditions Équateurs démontre que la Chine traque les Ouïghours jusqu’en France. RFI l’a rencontrée chez elle, en France. RFI : « Celles qui comme moi sortent des camps ne savent plus qui elles sont, ce sont des ombres, des âmes mortes ». Ce sont vos propos. Vous, la femme ouïghoure, la mère de famille parisienne, vous étiez devenue la prisonnière avec le matricule numéro 9, filmée 24 heures sur 24. Est-ce que vous vous considérez comme une survivante ? Gulbahar Haitiwaji : Oui, tout à fait, bien sûr. Quelle image vous vient à l’esprit quand vous pensez à votre cellule dans la prison de Karamay où vous passez les premiers 4 mois de votre détention ?  Quand je pense à cette maison d’arrêt, je pense à toutes ces nuits sans sommeil, dans le froid, avec les pieds enchaînés. Je pense à la malnutrition, on est si mal nourri. Tous les jours, nos gardiens nous obligent à sortir, même lorsqu’il fait moins 30 degrés. Nous passons nos journées à apprendre le règlement intérieur affiché sur les murs et des chants patriotiques. La prière est interdite. Parler votre langue l’est-il aussi ? Oui, bien sûr, nous ne pouvons pas parler notre langue ni pratiquer notre religion. Qu’est-ce qu’on vous reproche, pendant les interrogatoires interminables ? Ils me disent que mon mari est un terroriste et que j’ai élevé des filles qui sont des terroristes. Moi, comme je suis une citoyenne chinoise, me disent-ils, j’ai donc ma part de responsabilité. On vous montre justement une photo de votre fille Gulhumar dans une manifestation de la diaspora ouïghoure, place du Trocadéro à Paris. Est-ce la seule pièce à conviction pour vous accuser de terrorisme ? Ils m’ont en effet accusé d’avoir une fille terroriste et que je ne l’ai pas bien élevée. Dans votre livre, vous dites avoir « commis un crime irréparable en quittant le Xinjiang pour vivre en France ». En réalité, c’est cela, votre tort ? Je pense que la Chine m’a fait subir tout ça pour se venger de mon mari. Car quand nous sommes rentrés ensemble en Chine, en 2012 et en 2014, on a exigé de mon mari, qui a la nationalité française, de fournir aux autorités chinoises des renseignements sur la communauté des Ouïghours en France, ce qu’il a refusé. Avec le recul, je suis persuadée qu’ils m’ont infligé ces mauvais traitements pour se venger de mon mari. Après 4 mois de prison, vous êtes envoyée dans un camp de rééducation. Quel est le quotidien dans ces camps que les Chinois présentent d’ailleurs comme de simples écoles ? Qu’est-ce qu’on y apprend ? Même si dans cette école, nous n’avons plus les pieds enchaînés, les conditions sont extrêmement dures à supporter. Nous devons suivre des cours pendant onze heures par jour, assise dans une classe. Nous suivons des cours de chinois, de droit, de politique et d’histoire chinoise. Nous passons des examens tous les vendredis, et chaque semaine, nous devons apprendre par cœur des chants patriotiques et le règlement intérieur de l’école. Nous ne sommes pas mieux nourris que dans la maison d’arrêt. Ici aussi, les néons sont allumés nuit et jour, et il y a des caméras de surveillance partout. Les conditions sont toutes aussi mauvaises que dans la prison. Même pour aller aux toilettes ou à la salle de bains, nous devons respecter des horaires. On ne peut pas y aller quand on veut. La Chine tente vraiment de nous assimiler.   – Gulbahar Haitiwaji, rescapée ouïghoure Vos journées sont rythmées par des défilés militaires et des chants patriotiques. Vous vous souvenez encore des paroles de ces chants à la gloire du président Xi Jinping ? Je m’en souviens toujours très bien. Avant chaque repas, avant chaque cours, nous devons réciter nos remerciements à la grande Chine, au parti communiste chinois ainsi qu’à Xi Jinping. Après chaque repas et chaque cours, nous devons leur adresser nos vœux. C’est là, dans ce camp, écrivez-vous dans votre livre, que vous comprenez tout le sens de l’expression « bourrage de crâne ». Oui, même ici, on a interdiction de parler entre nous en ouïghour. Nous ne pouvons pas respecter nos traditions ni pratiquer notre foi. La Chine tente vraiment de nous assimiler. Ils nous imposent leur propre culture et leurs traditions. Donc, il s’agit réellement d’un bourrage de crâne. « Faire disparaître une personne est facile au Xinjiang », dites-vous. Est-ce que les femmes qui partagent votre cellule savent pourquoi elles sont là, derrière des barbelés ? Les femmes qui sont incarcérées avec moi n’ont rien à se reprocher. Certaines sont là, parce qu’elles ont porté le voile ou parce qu’elles ont voyagé en Turquie, ou encore parce qu’elles ont de la famille à l’étranger. De nombreuses femmes ignorent pourquoi elles sont incarcérées. On leur a juste dit qu’elles avaient répondu à un appel venant de l’étranger, d’une personne qui se trouve sur leurs listes noires, mais sans leur dire qui est cette personne. En effet, il y a des personnes qui ne savent pas pourquoi elles sont là. Un jour, on vous fait une piqûre. C’est un vaccin contre la grippe, vous dit une infirmière. Mais cette piqûre, elle vous intrigue. Pourquoi ? On a reçu des piqûres deux fois par an. On nous disait qu’il s’agissait de vaccins contre la grippe. J’ai vu beaucoup de jeunes filles ne plus avoir leurs règles. Elles s’inquiétaient pour leur avenir, car elles souhaitaient avoir des enfants plus tard. À l’époque, j’avais des soupçons sur la vraie nature de ces vaccins, mais je n’avais pas de preuves. C’est au retour en France que j’ai appris la stérilisation de masse au Xinjiang. Le chercheur Adrien Zenz a en effet démontré que les autorités chinoises mènent des campagnes de stérilisations au Xinjiang. D’ailleurs, la presse chinoise se réjouit que les femmes ouïghoures ne soient plus des « machines à fabriquer des bébés ». Pensez-vous donc avoir subi une telle stérilisation forcée, vous et vos codétenues ? Bien sûr. Ils m’ont mis les chaînes aux pieds, les menottes aux poignets et une cagoule sur la tête. Là, j’ai cru qu’ils allaient m’emmener pour m’exécuter.   – Gulbahar Haitiwaji, rescapée ouïghoure Le 23 novembre 2018, un surveillant arrive dans votre cellule et il hurle : « Numéro 9, c’est ton tour ! » Votre procès ne durera même pas 10 minutes et vous êtes condamnée à sept ans de rééducation. Que pensez-vous à l’annonce du verdict ? Ce n’était pas du tout un vrai procès, il ne s’agissait même pas de vrais juges, mais juste de policiers habillés en uniforme. À la fin, le juge a dit que même si j’avais écopé de sept ans de rééducation, je n’allais peut-être pas devoir rester autant de temps. Il me disait que tout dépendait de moi et que si je me comportais bien à l’école, ils allaient peut-être pouvoir me libérer plus tôt. Il disait que je pouvais m’estimer heureuse de rester dans l’école et de ne pas devoir retourner en prison. Il disait qu’il fallait pour cela, remercier le parti chinois. Mais malgré ces encouragements, je n’ai ressenti aucune gratitude. J’ai trouvé tout ça très désespérant, car je me demandais quand tout ça allait se terminer. « Cent fois j’ai cru qu’ils venaient me fusiller », écrivez-vous. Lorsqu’on vous passe violemment une tondeuse sur le crâne, vous craignez qu’on vous prépare à la chaise électrique. N’aviez-vous aucune certitude sur la durée de votre incarcération ? Le 23 décembre 2018, ils m’ont transféré du camp de rééducation vers une deuxième maison d’arrêt. Ils m’ont mis les chaînes aux pieds, les menottes aux poignets et une cagoule sur la tête. Là, j’ai cru qu’ils allaient m’emmener pour m’exécuter. Après 30 minutes de trajet, nous sommes arrivés à la maison d’arrêt. Ils m’ont enlevé la cagoule et ils m’ont rasé les cheveux. J’étais désespérée, car j’avais l’impression que je ne sortirai jamais de ce cauchemar-là. Ma situation avait encore empiré. Grâce aux tractations de votre fille Gulhumar et du Quai d’Orsay, vous êtes finalement libérée. À l’été 2019, vous revenez en France. Aujourd’hui, vous dites que vous voulez « crier votre vérité ». Pourquoi est-ce si important pour vous de témoigner ? Au début, avec ce livre, j’ai voulu faire connaître ces camps à tout le monde. J’aurais voulu garder mon anonymat, mais en y réfléchissant, j’ai décidé de témoigner sous mon vrai nom. Mais je suis toujours inquiète pour ma famille restée au Xinjiang. Pourtant, rien de ce que je dis dans le livre n’est exagéré. Je n’ai pas du tout menti, je dis juste ce que j’ai vécu. De toute façon, la vérité finira par éclater au grand jour. J’espère donc que mon livre aidera la cause ouïghoure. Vous êtes donc inquiète pour votre famille restée là-bas ? Je me fais des soucis pour ma mère, mes sœurs et mes frères. Avez-vous des nouvelles de votre famille restée au Xinjiang, ou est-il impossible de les contacter ? Je peux les appeler via l’application WeChat une fois par semaine, mais ces conversations sont très courtes. Je peux juste prendre des nouvelles de ma mère malade. Je ne peux pas dire grand-chose. Craignez-vous que vos communications soient mises sur écoute ? Jepense que la Chine surveille tout ce qu’on fait. Je sais que tous nos moyens de communication sont surveillés par la Chine. C’est pour cela que je fais toujours très attention.