04 - L'Empire ottoman et la Turquie face à l'Occident - VIDEO

Published: Feb. 2, 2018, 10:12 a.m.

Edhem Eldem Collège de France Histoire turque et ottomane L'Empire ottoman et la Turquie face à l'Occident Année 2017-2018 La semaine précédente, la discussion concernant la note de Selim III à son vizir nous avait fourni l’occasion de nous pencher sur la question des « voix » ottomanes et de la difficulté d’y accéder à travers une documentation assez pauvre en textes que l’on pourrait qualifier d’ « ego-documents ». Contrairement à l’Europe occidentale où ils jouissent d’une forte présence, les mémoires et journaux ottomans sont extrêmement rares, de même que la correspondance entre les membres d’une faible minorité de gens maîtrisant la plume – dignitaires, bureaucrates, lettrés… Partout domine une documentation officielle, impersonnelle, variant du jargon administratif et fiscal de la gestion quotidienne de l’Empire au style ampoulé de la haute bureaucratie que seuls les kâtib ou scribes maîtrisent vraiment. Il n’est guère surprenant de voir que les sultans échappent jusqu’à un certain point à cette règle : ils ne sont guère soumis aux conventions et à l’étiquette, ce qui leur permet d’user d’un style beaucoup plus direct ; leurs « écrits impériaux » (hatt-ı hümayun) ont force de décret et sont toujours rédigés de leur main ; et leur parole comme leurs écrits sont recueillis et conservés avec une attention toute particulière. C’est ainsi que l’on arrive plus facilement à « entendre » les pensées et les sentiments des sultans dans des missives amoureuses, au détour d’un décret ou dans les écrits des chroniqueurs de la cour. Évidemment, les exceptions confirment la règle et certains textes révèlent des pensées ou un état d’esprit que la documentation officielle se garderait bien de laisser transparaître. C’est notamment le cas d’une lettre de l’ambassadeur ottoman à la cour de Napoléon, Halet Efendi, qui met à nu toute une série d’inquiétudes face à un monde de plus en plus menaçant. Partant de l’accusation de sodomie portée contre les musulmans par les Grecs et les Arméniens, perçus comme les suppôts de l’Occident, Halet Efendi se défend en décrivant le Palais Royal, haut lieu de la prostitution parisienne, pour conclure, soulagé, que les « Francs » sont bien pires en la matière. Au-delà de la confrontation de cet Ottoman avec un des clichés les plus tenaces de l’orientalisme et une morale hétéronormative qui lui est étrangère, le texte dévoile un des signes précurseurs d’une nouvelle phase dans l’occidentalisation : le doute. C’est lorsqu’ils commencent à douter de leur Empire, de leurs valeurs et d’eux-mêmes que les Ottomans s’engagent de manière décisive dans la voie de l’occidentalisation. Ce doute s’exprime aussi dans un cas surprenant de plagiat par l’historien et chroniqueur Şanizade Ataullah Efendi, dont l’Histoire (Tarih) a souvent et longtemps été vantée pour la « modernité » de son introduction (mukaddime). Or, il s’avère que Şanizade s’était « librement » inspiré de l’article « Histoire » de Voltaire dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert mais qu’il avait aussi réussi à mettre son texte au goût du despote qu’était le sultan Mahmud II. Une étude détaillée de ce paradoxe révèlera encore un aspect particulier de l’occidentalisation ottomane, l’adaptation opportuniste et peu scrupuleuse du canon occidental.